Pour manier s’approprier de manière appropriée

Une source potentielle d’erreur ou de confusion quand on écrit est le fait que des verbes plus ou moins semblables du point de vue du sens (synonymes) ne le sont pas toujours du point de vue de la syntaxe, c’est-à-dire qu’ils n’entrent pas nécessairement dans les mêmes constructions. Ce fait sera illustré ici par une série de verbes qui partagent grosso modo le sens de « s’approprier », en particulier des verbes qui peuvent prendre une forme pronominale. Ce sera l’occasion de réviser certaines notions de grammaire verbale.
Rappelons que, comme d’habitude dans cette chronique, un astérisque devant un exemple indique qu’il est jugé grammaticalement fautif.
sommaire
s’arroger
Ce verbe signifie « prendre pour soi », et ce, presque toujours, « de façon injuste, sans y avoir droit ». Son complément est habituellement un mot désignant une chose abstraite : droit, pouvoir, privilège, titre, etc.
C’est un verbe essentiellement pronominal : il est toujours accompagné d’un pronom réfléchi, c’est-à-dire d’un pronom personnel qui précède le verbe, qui n’est pas son sujet et qui est à la même personne que le sujet (à l’infinitif, c’est le s’ de s’arroger) :
Le tyran s’arroge le pouvoir.
Vous vous arrogez ce droit.
*Le tyran arroge le pouvoir.
*Vous arrogez ce droit.
Ce pronom réfléchi, toujours présent, fait pour ainsi dire partie intégrante du verbe et n’a pas vraiment de fonction analysable.
S’arroger est un des très rares verbes essentiellement pronominaux à se construire avec un complément d’objet direct (COD) :
Il s’arroge ce droit.
Il se l’arroge.
*Il s’arroge de ce droit.
*Il s’en arroge.
À noter qu’un COD peut parfois être une proposition infinitive introduite par de, comme dans je crains de la décevoir. Avec s’arroger, une telle construction est possible :
Il s’arroge de décider seul.
Il s’arroge quoi ? De décider seul, ou le droit (sous-entendu) de décider seul.
Accord du participe passé
Aux temps composés, comme tous les verbes pronominaux, s’arroger se conjugue avec l’auxiliaire être :
Il s’est arrogé ce droit.
*Il s’a arrogé ce droit.
Le participe passé arrogé suit la règle qui s’applique pour tous les verbes pronominaux accompagnés d’un COD : il s’accorde en genre et en nombre avec son COD quand celui-ci est placé devant. Autrement, il est invariable :
Elle s’est arrogé ces droits. (COD ces droits après : participe passé invariable)
Voilà les droits qu’elle s’est arrogés. (COD qu’ avant, mis pour les droits : accord)
*Voilà les droits qu’elle s’est arrogée.
*Voilà les droits qu’elle s’est arrogé.
Ces droits, elle se les est arrogés. (COD les avant, mis pour Ces droits : accord)
Elle se les est arrogés, ces droits. (COD les avant, mis pour ces droits : accord)Bien que ces droits se trouve ici après le verbe, c’est son représentant, le pronom les, qui est le COD.
s’emparer
En français contemporain, emparer, tout comme arroger, est un verbe essentiellement pronominal : il est toujours précédé d’un pronom réfléchi (s’emparer).
Avec un sujet humain, il signifie couramment « prendre » ou « prendre possession de », de façon concrète ou abstraite, de façon violente ou indue.
À la différence de s’arroger, il ne se construit pas avec un COD, mais avec un complément d’objet indirect (COI), introduit par de ou représenté par un pronom comme en :
Il s’empare de la couronne.
Il s’en empare.
*Il s’empare la couronne.
*Il se l’empare.
Accord du participe passé
Pour tous les verbes qui, comme s’emparer, sont essentiellement pronominaux et sans COD (on a vu plus haut que leur pronom réfléchi est sans fonction analysable), la règle est que le participe passé s’accorde toujours en genre et en nombre avec son sujet. Dans les exemples suivants, le sujet est le pronom féminin singulier elle :
Elle s’est emparée de mes biens.
Voilà les biens dont elle s’est emparée.
Mes biens, elle s’en est emparée.
*Mes biens, elle s’en est emparés.
*Mes biens, elle s’en est emparé.
Elle s’en est emparée, de mes biens.
(s’)approprier
Approprier est un verbe dit occasionnellement pronominal : d’une part, il possède certains emplois non pronominaux comme approprier à (« adapter à, rendre propre à », par exemple approprier la solution à la situation) et, en Belgique, approprier (« nettoyer, rendre propre », par exemple approprier la cuisine) ; d’autre part il s’emploie fréquemment à la forme pronominale s’approprier, avec le sens « se donner la propriété ou la paternité de, le plus souvent d’une façon indue », le sens qui nous intéresse ici.
Dans cet emploi, tout comme s’arroger, il se construit avec un COD :
Il s’approprie ce bien.
Il se l’approprie.
Sans doute sous l’influence de s’emparer de, on commet parfois l’erreur de le construire avec un COI :
*Il s’approprie de ce bien.
*Il s’en approprie.
Accord du participe passé
La règle est la même que pour s’arroger : le participe passé de s’approprier s’accorde en genre et en nombre avec son COD quand celui-ci est placé devant. Autrement, il est invariable :
Elle s’est approprié mes biens. (COD mes biens après : participe passé invariable)
Voilà les biens qu’elle s’est appropriés. (COD qu’ avant, mis pour les biens : accord)
*Voilà les biens qu’elle s’est appropriée.
*Voilà les biens qu’elle s’est approprié.
Mes biens, elle se les est appropriés. (COD les avant, mis pour Mes biens : accord)
Elle se les est appropriés, mes biens. (COD les avant, mis pour mes biens : accord)
(se) saisir
Le verbe saisir possède de nombreux sens, dont « prendre vivement » au sens concret, ou « prendre possession de ». Ces emplois non pronominaux se construisent avec un COD :
Il saisit l’arme.
Il la saisit.
Elles saisissent mes biens.
Plus rarement, le verbe peut aussi prendre la forme pronominale dans ces sens. Le complément qui suit est alors un COI :
Il se saisit de l’arme.
Il s’en saisit.
Elles se saisissent de mes biens.
Accord du participe passé
Dans le tour non pronominal, l’auxiliaire aux temps composés est avoir (par exemple : il a saisi) et on applique la règle générale pour le participe passé avec avoir. Il y a accord en genre et en nombre du participe passé avec le COD si ce dernier est placé devant, et invariabilité autrement :
Voilà l’arme qu’il a saisie. (COD qu’ avant, mis pour l’arme : accord)
Voilà les biens qu’elle a saisis. (COD qu’ avant, mis pour les biens : accord)
Les policiers ont saisi la marchandise. (COD la marchandise après : invariabilité)
Dans le tour pronominal, où il n’y a pas de COD (le pronom réfléchi n’a pas de fonction analysable), la règle est la même que pour s’emparer de : le participe s’accorde toujours en genre et en nombre avec le sujet. Dans les exemples suivants, le sujet est le pronom féminin singulier elle :
Elle s’est saisie de mes biens.
Voilà les biens dont elle s’est saisie.
prendre, usurper
Au sens de « s’approprier », ces verbes sont transitifs directs et ne prennent jamais la forme pronominale :
Elle prend mes biens.
Elle usurpe le pouvoir.
*Elle se prend mes biens.
*Elle s’usurpe le pouvoir.
Il est vrai que la construction se prendre + COD se dit dans la langue familière, mais il s’agit alors plutôt du sens éloigné et bien involontaire de « recevoir, subir, encaisser » :
Ce dragueur trop entreprenant s’est pris une gifle bien méritée.
Il se souviendra de la gifle qu’il s’est prise.
Accord du participe passé
Comme pour saisir non pronominal, on applique la règle d’accord du participe passé employé avec avoir :
Voilà les marchandises qu’elle a prises. (COD qu’ avant, mis pour les marchandises : accord)
Elle a usurpé mon identité. (COD mon identité après : invariabilité)
(se) donner, (s’)attribuer, (s’)octroyer
Le verbe donner et plusieurs synonymes (au sens large) ont une construction de base où sont présents à la fois un COD et un COI construit avec à (ou représenté par un pronom comme lui) :
donner quelque chose à quelqu’un
Exemples (le COI est en gras) :
Je donne la meilleure place à mon ami.
Vous la lui attribuez.
Elle octroie un congé supplémentaire à son employé.
Toujours dans le même sens, quand la personne qui donne se trouve à être également la personne qui reçoit, on utilise ces verbes à la forme pronominale, dite alors réfléchie. Le fait de « donner à soi-même » se rapproche alors sémantiquement de prendre, s’approprier et des autres verbes examinés jusqu’ici. Par ailleurs, contrairement aux constructions pronominales précédemment vues, le pronom réfléchi (en gras dans les exemples suivants) est ici bien analysable comme COI :
Je me donne la meilleure place.
Vous vous l’attribuez.
Elle s’octroie un congé supplémentaire.
Autres synonymes ayant le même comportement syntaxique : (s’)accorder, (s’)adjuger, (s’)allouer, (s’)offrir.
Accord du participe passé
Pour ces verbes occasionnellement pronominaux, l’accord du participe se fait avec le COD si celui-ci le précède. Autrement, le participe est invariable :
Voilà les privilèges qu’il s’est octroyés. (COD qu’ avant, mis pour les privilèges : accord)
Elle s’est attribué les meilleures places. (COD les meilleures places après : invariabilité)
La rémunération qu’il s’est accordée est exagérée. (COD qu’ avant, mis pour la rémunération… : accord)
accaparer ou s’accaparer ?
Accaparer signifie notamment « s’approprier de façon exclusive et abusive, monopoliser ».
Pour ce verbe, on ne considère traditionnellement comme correcte que la première construction ci-dessous, non pronominale et transitive directe :
Il accapare toutes les ressources.
*Il s’accapare toutes les ressources.
*Il s’accapare de toutes les ressources.
En pratique, on constate que les deux constructions pronominales, avec un COD ou avec un COI introduit par de, sont relativement fréquentes un peu partout dans la francophonie, notamment en Belgique et au Québec, mais elles demeurent souvent critiquées. L’existence de la tournure s’accaparer de est parfois imputée à une ressemblance de forme et de sens entre accaparer et emparer, verbe toujours utilisé sous la forme s’emparer de. Les deux verbes n’ont aucun lien étymologique, mais accaparer se serait emparé de la syntaxe de s’emparer. L’autre tournure jugée impropre, s’accaparer quelque chose, a peut-être subi l’influence de s’approprier quelque chose. Quoi qu’il en soit, dans un registre soigné, il vaut mieux s’en tenir à la première des constructions ci-dessus, la construction non pronominale.
Accord du participe passé
On applique la règle d’accord du participe passé employé avec avoir :
Voilà les ressources qu’ils ont accaparées. (COD qu’ avant, mis pour les ressources : accord)
Ils les ont accaparées. (COD les avant : accord)
Ils ont accaparé toutes les ressources. (COD toutes les ressources après : invariabilité)
Tableau récapitulatif
Pour terminer et aider à « tout saisir », voici un petit tableau présentant en ordre alphabétique les verbes mentionnés et leur construction quand ils sont utilisés dans le sens de « prendre pour soi ». Dans le cas des verbes occasionnellement pronominaux, le pronom réfléchi est mis entre parenthèses dans la première colonne.
verbe | non pronominal + COD | pronominal + COD | pronominal + COI |
---|---|---|---|
accaparer | elle a accaparé ces choses | ||
les choses qu’elle a accaparées | |||
(s’)accorder | elle s’est accordé ces choses | ||
les choses qu’elle s’est accordées | |||
(s’)adjuger | elle s’est adjugé ces choses | ||
les choses qu’elle s’est adjugées | |||
(s’)allouer | elle s’est alloué ces choses | ||
les choses qu’elle s’est allouées | |||
(s’)approprier | elle s’est approprié ces choses | ||
les choses qu’elle s’est appropriées | |||
s’arroger | elle s’est arrogé ces choses | ||
les choses qu’elle s’est arrogées | |||
(s’)attribuer | elle s’est attribué ces choses | ||
les choses qu’elle s’est attribuées | |||
(se) donner | elle s’est donné ces choses | ||
les choses qu’elle s’est données | |||
s’emparer | elle s’est emparée de ces choses | ||
les choses dont elle s’est emparée | |||
(s’)octroyer | elle s’est octroyé ces choses | ||
les choses qu’elle s’est octroyées | |||
(s’)offrir | elle s’est offert ces choses | ||
les choses qu’elle s’est offertes | |||
prendre | elle a pris ces choses | ||
les choses qu’elle a prises | |||
(se) saisir | elle a saisi ces choses | elle s’est saisie de ces choses | |
les choses qu’elle a saisies | les choses dont elle s’est saisie | ||
usurper | elle a usurpé ces choses | ||
les choses qu’elle a usurpées |
