Points de langue - 1 juillet 2024 - 5 min

Une histoire de spécialistes et de spéciologues

Lorsque deux mots se présentent comme des synonymes parfaits, il peut nous venir le réflexe de croire malgré tout qu’une différence existe là où il n’y en a pas. Les noms de spécialistes comme paléontologue et paléontologiste, qui appartiennent pourtant tous deux au vocabulaire du français, en sont un bon exemple, où l’un peut sembler plus juste ou plus naturel que l’autre. Les esprits prudents se méfieront de surcroit des mots en -⁠logiste, dont les plus inusités pourraient être indument pris pour des calques de l’anglais. L’étude de la question révèle que ce phénomène est plus complexe.

Formation des noms de spécialistes

La formation de noms de spécialistes de disciplines scientifiques en français suit des procédés de dérivation morphologique plutôt réguliers :

Discipline spécialiste
chimie, orthophonie, économie chimiste, orthophoniste, économiste
géographie, océanographie, lexicographie géographe, océanographe, lexicographe
physique, mathématique, histoire physicien, mathématicien, historien

Ces procédés permettent d’aisément rattacher le sens des désignations de personnes à celui des disciplines scientifiques correspondantes.

On connait un processus similaire pour les sciences dont le nom termine par -⁠logie. Cependant, nous disposons assez librement du choix entre les finales concurrentes -⁠logue et -⁠logiste pour former les noms de spécialistes. Le tableau suivant présente deux termes qui se veulent des synonymes exacts pour chaque discipline (ceux précédés d’un astérisque sont considérés comme inusités en français moderne) :

Discipline -logue -logiste
terminologie terminologue *terminologiste
biologie *biologue biologiste
ophtalmologie ophtalmologue ophtalmologiste
ichtyologie ichtyologue ichtyologiste
odontologie odontologue odontologiste

L’ichtyologie est l’étude des poissons et l’odontologie, la médecine dentaire.

D’emblée, aucun des deux suffixes ne peut être considéré comme universellement fautif. Cela dit, certaines formes ne sont pas suffisamment attestées pour être légitimées par les ouvrages de terminologie et de lexicographie. Ces formes sont préférablement à éviter en dehors de contextes spécialisés. C’est le cas par exemple de terminologiste, auquel on préfère terminologue, et d’otorhinolaryngologue, auquel on préfère othorhinolaryngologiste, pour autant qu’on ne trébuche pas dans une telle cascade de syllabes, dont la longueur explique aisément la popularité d’ORL, qui nous évite bien des peines.

Certaines hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette alternance. On affirme entre autres que les noms de spécialistes des sciences humaines et sociales sont plus régulièrement suffixés par -⁠logue alors que c’est plutôt l’inverse dans les sciences naturelles. S’il y a une part de vérité dans ce constat, les exceptions sont trop nombreuses pour en dégager une règle à laquelle se fier.

Une question d’usage

Aux premiers balbutiements d’une discipline, il est courant de remarquer une hésitation dans l’usage entre les deux modes de suffixation. Un exemple récent est le cas de oncologue et de oncologiste (spécialiste de l’étude des tumeurs cancéreuses). Après que les deux ont cohabité plusieurs années sans préférence discernable, le premier a éclipsé le second dans l’usage au tournant du xxie siècle.

Le xixe siècle a connu une prolifération de nouvelles disciplines scientifiques composées avec le suffixe -⁠logie. Sont alors apparus presque simultanément des noms en -⁠logue et des noms en -⁠logiste pour désigner leurs spécialistes. Comme pour oncologiste, certains n’ont été que brièvement utilisés avant d’être supplantés par le nom concurrent. Le mot biologue a par exemple fait une brève apparition dans la huitième édition du dictionnaire de l’Académie française en 1935 pour finalement être abandonné dans l’édition suivante.

Peut-être plus curieusement, paléontologue et paléontologiste ont simultanément fait leur entrée dans la septième édition du dictionnaire de l’Académie en 1878. Si les deux sont alors largement attestés, c’est paléontologiste qui s’est imposé dans l’usage pendant plus d’un siècle. Il perd cependant considérablement en popularité dès la deuxième moitié du xxe siècle. On lui préfère aujourd’hui presque systématiquement son équivalent paléontologue, le reléguant peu à peu au statut de fossile de la langue.

Il en est de même pour anthropologiste, neurologiste et météorologiste, qui ont chacun connu leur heure de gloire avant de céder respectivement leur place à anthropologue, neurologue et météorologue. Ces formes, autrefois bien attestées, sont chacune appréciées différemment par la norme. Certaines ne sont pas nécessairement fautives, mais leur emploi en dehors de contextes spécialisés peut être perçu comme archaïsant. D’autres, comme anthropologiste, que l’on trouvait autrefois aisément dans les dictionnaires, ont depuis été exclues de plusieurs nomenclatures, à la manière de biologue.

Dans les cas où un ouvrage de lexicographie présente deux termes concurrents, il sera parfois possible de déterminer lequel est à privilégier au moyen de notes ou de marques d’usage. Le dictionnaire de définitions d’Antidote affiche quant à lui la fréquence relative dans ses corpus de ce type de noms de spécialistes.

Cet indice de fréquence nous invite à préférer les mots formés avec -⁠⁠logue dans les cas suivants :

spécialiste en -logue spécialiste en -logiste
gynécologue 100 % gynécologiste Rare
neurologue 99 % neurologiste 1 %
ornithologue 98 % ornithologiste 2 %
paléontologue 92 % paléontologiste 8 %

Plus rarement, la forme en -⁠logiste est plus populaire que sa concurrente :

spécialiste en -logue spécialiste en -logiste
épidémiologue 1 % épidémiologiste 99 %
bactériologue 5 % bactériologiste 95 %
otologue 12 % otologiste 88 %
zoologue 25 % zoologiste 75 %

Il faut bien nuancer ces observations qui s’expliquent parfois par le caractère régional d’une préférence à un terme pour un autre. En Europe, on appellera plus souvent les spécialistes de la radiologie des radiologues, alors qu’au Québec, la forme radiologiste est beaucoup plus répandue. Certaines appellations d’associations professionnelles, comme l’Association des radiologistes du Québec, au Québec, et la Fédération nationale des médecins radiologues, en France, témoignent de cette différence.

Il est sinon courant dans la langue familière de contourner complètement la question en ne consultant ni le gynécologue ni le gynécologiste, mais simplement le gynéco. Ophtalmo et kinésio sont d’autres exemples usités de ce type d’apocope.

Quelques difficultés

Les paires vues jusqu’ici constituent normalement des synonymes parfaits. Il en est ainsi lorsque les suffixes -⁠logue et -⁠logiste jouent le même rôle dans le procédé de dérivation. À la différence du premier, -⁠logiste peut être dérivé de -⁠logie, mais aussi de -⁠logisme, dont les mots résultants désignent les adeptes d’une doctrine, d’un courant, d’un mouvement, etc. Voyons les exemples suivants :

  • Sociologue et sociologiste : le sociologue est un spécialiste en sociologie, tandis que le sociologiste est un adepte du sociologisme.
  • Psychologue et psychologiste : le psychologue est un praticien en psychologie, tandis que le psychologiste est un adepte du psychologisme.

    Sociologisme et psychologisme sont des termes à légère connotation négative servant à désigner la tendance à aborder les enjeux principalement du point de vue de la sociologie ou de la psychologie au détriment des autres sciences.

Si sociologiste et psychologiste ont déjà été brièvement attestés comme synonymes de sociologue et psychologue, leur emploi en ce sens est aujourd’hui maladroit et ne peut qu’induire en erreur.

Dans un même ordre d’idée, il convient de se méfier du nom scientiste, qui se rapproche du mot anglais scientist (scientifique), mais qui en français désigne plutôt un partisan du scientisme, pensée philosophique qui trouve dans la science une solution à toutes les questions soulevées par la philosophie.

Lorsque deux sens du mot en -⁠logiste coexistent dans l’usage, il n’est pas rare d’utiliser la forme en -⁠logue pour faire appel à une personne en ses qualités d’experte :

  • Écologue et écologiste : l’écologue a pour champ d’étude l’écologie, tandis que l’écologiste est soit un écologue, soit un partisan de l’écologisme.
  • Erpétologue et erpétologiste : l’erpétologue étudie les reptiles, tandis que l’erpétologiste est soit un erpétologue, soit un collectionneur de reptiles.

Une personne peut ainsi se dire spécialiste d’un type d’objet souvent collectionné sans pour autant en faire elle-même la collection. Cette distinction sera marquée en utilisant une forme, bien souvent synthétique, en -⁠⁠logue. Ce genre de néologismes est par ailleurs courant dans la langue pour donner une certaine crédibilité, parfois de manière humoristique, aux spécialistes de disciplines en tout genre. On rencontre par exemple le caféologue, qui connait tout des arômes de café et le blagologue qui est un artisan de l’humour. De l’anglais proviennent l’ufologue, pour qui les ovnis n’ont aucun secret, et le mixologue, qui permet à l’artiste du cocktail de se démarquer du barman.

Des spécialistes d’un autre type

Au-delà des procédés de suffixation déjà mentionnés (-⁠ien, -⁠iste, -⁠logue, -⁠graphe), quelques dénominations de spécialistes dépendent de dérivations plus ou moins régulières. C’est notamment prévalent dans le domaine médical, où se mêlent souvent la recherche et la pratique.

Discipline spécialiste précisions
astronomie astronome observation, étude des corps célestes
langue langagier hyperonyme des spécialistes de la langue
herméneutique herméneute interprétation des textes bibliques, des signes
exégèse exégète étude des textes d’un point de vue philologique
numismatique numismate étude des pièces de monnaie, des médailles
pédiatrie pédiatre médecine consacrée aux maladies infantiles
logopédie logopède discipline reconnue en Belgique et en Suisse qui traite des problèmes d’orthophonie

Retenons finalement une famille de mots parmi lesquels se trouvent les noms celtisant, hébraïsant et germanisant (pour lequel on connait également le synonyme germaniste), qui désignent respectivement des spécialistes des cultures celtes, juives et allemandes. Ces termes doivent être compris comme des emplois nominaux d’adjectifs homographes. Par exemple, germanisant peut se comprendre comme historien germanisant, ce qui explique leur construction un peu particulière.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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