Quand il faut multiplier les mesures
Comme promis dans le dernier Point de langue, la présente chronique revient sur le sujet rapidement évoqué de l’écriture des unités de mesure résultant de produits d’unités.
De telles unités, qu’on appellera ici unités-produits, sont utilisées pour mesurer des grandeurs physiques qui sont elles-mêmes le produit de grandeurs. Par exemple, puisque le moment d’une force est la grandeur qui correspond au produit d’une force par une longueur, le nom de l’unité correspondante dans le SI (Système international) est formé de la combinaison de l’unité de force, newton, et de l’unité de longueur, mètre. On juxtapose simplement les noms des unités constitutives, sans préposition, en les séparant par une espace normale ou par un trait d’union :
un newton mètre
un newton-mètre
Autre exemple, la viscosité dynamique est le produit d’une pression par une durée, grandeurs dont les unités du SI sont respectivement le pascal et la seconde ; l’unité de viscosité dynamique est donc :
un pascal seconde
un pascal-seconde
En principe, on ne soude pas graphiquement les noms constitutifs des unités-produits, mais, en pratique, il existe en français un petit nombre de cas où la graphie soudée est aussi admise en raison de sa fréquence dans l’usage. C’est le cas de l’unité d’intensité de puissance apparente, qui peut s’écrire indifféremment de trois façons :
un volt ampère
un volt-ampère
un voltampère
Le cas de soudure admise le plus connu est probablement celui de l’unité pratique d’énergie wattheure (avec ses dérivés : kilowattheure, mégawattheure, etc.) :
un watt heure
un watt-heure
un wattheure
D’ailleurs, le wattheure n’est pas une unité du SI à strictement parler, puisque l’unité de temps du SI n’est pas l’heure, mais la seconde. (L’heure, dont le rapport avec la seconde n’est pas une puissance de 10, est plutôt une « unité en dehors du SI dont l’usage est accepté avec le SI »1.) L’unité SI d’énergie, égale à un watt seconde, porte le nom spécial de joule (1 wattheure = 3 600 joules).
On veillera en particulier à ne pas souder graphiquement les noms d’unités-produits dont le second terme est l’unité de longueur mètre, pour éviter la confusion avec des noms d’appareils de mesure se terminant par le suffixe -mètre (« qui mesure ») :
un ohm mètre (unité de résistivité)
un ohm-mètre (idem)
un ohmmètre (appareil de mesure de résistance électrique, exprimée en ohms)
un coulomb mètre (unité de moment de dipôle électrique)
un coulomb-mètre (idem)
un coulombmètre (appareil de mesure de quantité d’électricité, exprimée en coulombs)
Comme la multiplication est une opération commutative (3 × 5 = 5 × 3), il n’est pas mathématiquement incorrect d’intervertir l’ordre des termes des unités-produits :
un newton mètre = un mètre newton
un pascal seconde = une seconde pascal
Cela dit, pour une paire donnée d’unités, l’usage tend à consacrer un ordre particulier, comme l’ordre newton mètre dans le cas du moment d’une force. L’ordre inverse mètre newton comporte d’ailleurs un risque d’ambigüité du symbole correspondant (voir la section suivante).
Le deuxième exemple (un pascal seconde = une seconde pascal) illustre au passage le fait que le genre grammatical du nom de l’unité-produit est toujours le genre du premier nom constitutif, et peut donc dépendre de l’ordre choisi : pascal seconde est masculin parce que son premier terme pascal est masculin, alors que son équivalent seconde pascal serait féminin, puisque le nom seconde est féminin.
Les unités-produits peuvent être constituées de plus de deux termes. C’est par exemple le cas de cette unité d’impulsion angulaire :
un newton mètre seconde
un newton-mètre-seconde
Symboles
Dans les textes normatifs qui régissent l’écriture des unités (brochure du BIPM2, normes de l’ISO3 et de l’AFNOR4), il existe un certain manque de précision typographique et de concordance quant à l’écriture des symboles des unités-produits, ce qui explique les multiples possibilités exposées dans la présente section.
On forme le symbole d’une unité-produit en juxtaposant les symboles des unités constitutives, séparés par une espace insécable ou par un point à mi-hauteur. Ce dernier peut lui-même être placé entre espaces insécables (fines ou non) :
newton mètre
N m
N·m
N · m
pascal seconde
Pa s
Pa·s
Pa · s
En guise de « point à mi-hauteur », on pourra choisir l’un des deux caractères informatiques suivants :
⋅ opérateur point (code Unicode U+22C5)
· point médian (code Unicode U+00B7)
Le premier (opérateur point) est un caractère spécialement destiné à être utilisé comme opérateur de multiplication. Le second (point médian) est un caractère à multiples usages qui présente l’avantage d’être disponible dans des jeux de caractères limités ou des polices qui ne disposent pas de l’opérateur point. C’est celui qui est utilisé dans nos exemples.
Bien que, selon le BIPM et l’ISO, on ne doive pas souder graphiquement les symboles constitutifs des unités-produits, l’AFNOR permet de le faire dans les cas où il n’y a pas risque de confusion (dernière variante dans les deux exemples suivants) :
newton mètre
N m
N·m
N · m
Nm
watt heure
W h
W·h
W · h
Wh
Un exemple de contrindication serait le cas d’une unité-produit comme mètre newton : la graphie soudée de son symbole pourrait être confondue avec le symbole de l’unité de force millinewton (mN) :
mètre newton
m N
m·N
m · N
*mN
Cette homographie entre le symbole du mètre et celui du préfixe milli- (qui divise l’unité par mille) est une raison pourquoi, dans les noms des unités-produits, on évite de placer le nom mètre en première position : newton mètre, ohm mètre, coulomb mètre, etc. Il en va de même pour le nom de l’unité d’induction magnétique tesla, dont le symbole T est identique à celui du préfixe téra- (qui multiplie l’unité par 1012).
Pluriel
Chacune des unités combinées par multiplication prend la marque du pluriel. Les symboles sont, comme d’habitude, invariables :
100 newtons mètres
100 newtons-mètres
100 N · m
La double marque du pluriel est logique si l’on se rappelle le caractère mathématiquement commutatif de ces unités :
100 newtons mètres = 100 mètres newtons
Un moment de force de 100 newtons mètres peut résulter aussi bien d’une force de 100 newtons appliquée sur un rayon de 1 mètre que d’une force de 1 newton appliquée sur un rayon de 100 mètres.
Ce double pluriel distingue ce type d’unités de celles qui expriment un quotient, où seule l’unité dividende prend la marque du pluriel, comme dans 100 kilomètres par heure (100 km/h), comme on l’a vu dans le précédent Point de langue. Il ne faut donc pas confondre :
100 N · m = 100 newtons mètres (unité de moment d’une force)
100 N/m = 100 newtons par mètre (unité de tension superficielle)
100 W · h = 100 watts heures (unité d’énergie)
100 W/h = 100 watts par heure (unité de variation de puissance)
Dans les cas où est utilisée la variante soudée du nom d’unité-produit (wattheure, voltampère), le pluriel ne s’indique que par l’ajout d’un seul s à la fin du mot soudé. C’est le cas de la troisième variante ci-dessous :
100 watts heures
100 watts-heures
100 wattheures
carré, cube, bicarré
Dans le cas du produit d’une unité par elle-même, plutôt que de répéter le nom de l’unité, on utilise les adjectifs carré, cube et bicarré pour décrire respectivement les puissances 2, 3 et 4 :
1 m · m = 1 m2 = 1 mètre carré
1 m · m · m = 1 m3 = 1 mètre cube
1 m · m · m · m = 1 m4 = 1 mètre bicarré
Ces adjectifs prennent la marque du pluriel :
une surface de 150 mètres carrés (150 m2)
un volume de 200 mètres cubes (200 m3)
On peut aussi en principe utiliser les locutions invariables au carré, au cube ou à la puissance n. Les trois expressions suivantes sont équivalentes :
150 mètres cubes
150 mètres au cube
150 mètres à la puissance 3
Les deux dernières formulations présentent cependant l’inconvénient d’une plus grande ambigüité. Attention à leur interprétation : l’expression 150 mètres au cube ne doit pas s’analyser (150 mètres) au cube, mais 150 (mètres au cube) ; un volume de 150 mètres au cube n’équivaut pas à un cube de 150 mètres de côté, mais à 150 cubes de 1 mètre de côté, ce qui est 22 500 fois moins volumineux…
voyageur-kilomètre, année-personne, etc.
On peut trouver en dehors de la science pure et du SI des unités-produits qui s’apparentent à celles que nous avons examinées.
Ainsi, dans le domaine des transports, le volume du trafic est parfois mesuré avec des unités combinant une distance et une quantité de personnes ou de marchandises :
voyageur-kilomètre
passager-kilomètre
tonne-kilomètre
Comme ces unités décrivent un produit et non un quotient, les deux termes prennent la marque du pluriel :
un trafic annuel de 5 millions de voyageurs-kilomètres
De même, dans le monde du travail, on utilise des unités multipliant une durée donnée par un nombre de personnes. Par exemple, une heure-personne est une unité correspondant au travail pouvant être accompli par une personne pendant une heure. Il existe une série d’unités sur ce modèle :
heure-personne
jour-personne (ou journée-personne)
semaine-personne
mois-personne
année-personne
On en trouve aussi des variantes plutôt construites avec le mot homme (jour-homme, homme-jour, année-homme, etc.), mais ces formes sont déconseillées puisqu’elles sont moins neutres quant au genre.
Dans ces unités comme dans les autres unités-produits, les deux termes constitutifs prennent la marque du pluriel :
un ouvrage de 20 heures-personnes
Un tel ouvrage peut en principe être effectué aussi bien par 2 personnes en 10 heures que par 4 personnes en 5 heures.
Pas besoin de chercher loin pour trouver une illustration de l’emploi de ce type d’unité de travail humain. Si on a lu l’avant-propos du guide d’utilisation d’Antidote 8, on sait déjà que ce logiciel est le « fruit de près de deux-cents années-personnes de recherche »4. On peut d’ailleurs s’attendre à ce que le futur Antidote 9 se targue d’un chiffre substantiellement supérieur…
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Bureau international des poids et mesures (BIPM). Le Système international d’unités, 8e édition, 2006. ↩
-
Organisation internationale de normalisation (ISO). Grandeurs et unités — Partie 1 : Généralités, norme ISO 80000-1:2009 + Cor 1:2011. ↩
-
Association française de normalisation (AFNOR). Normes fondamentales — Principes de l’écriture des nombres, des grandeurs, des unités et des symboles, norme FD X02-003, mai 2013. ↩
-
Druide. Antidote 8 : posologie, 2012, p. 11. ↩ ↩