Pour bien jouer des cuillères
Une utilisatrice nous écrit :
Pourriez-vous s’il vous plait m’aider à confirmer la bonne abréviation de cuillère à café et de cuillère à soupe lors de leur utilisation pour des recettes ?
Comme nous avons reçu d’une autre source une question sur le même sujet, la table semble mise pour quelques remarques linguistiques et typographiques autour du terme de cuisine cuillère.
Comme mise en bouche, glissons un mot sur son étymologie, qui pourrait surprendre. Antidote nous apprend que cuillère est issu du nom latin cochlearium, qui désignait un ustensile pointu utilisé pour manger les escargots. Cochlearium dérive de cochlea, « escargot », mot latin apparenté au grec kokhlias, de même sens.
Cuillère ou cuiller ?
Le dictionnaire historique d’Antidote recense aussi une kyrielle de formes attestées pour le mot français au fil des siècles : cuillier, quillier, quiller, cuiller, cullier, culier, cueillier, cueiller, cuillere, culler, cuilière, cuïllere, cuïller, cuillére, cüilliere, cuillère… « Il n’y a pas de mot qui ait été écrit de plus de manières différentes », affirmait en 1787 l’abbé Féraud (lexicographe qui aurait préféré une orthographe alignée sur celle du verbe cueillir, mot dont il faisait à tort descendre le nom de l’ustensile)1. Cette pléthore orthographique s’explique par l’histoire compliquée de la prononciation du mot (aujourd’hui [kÿijèr]2) et par le fait qu’il a changé de genre : il était originellement masculin, mais son emploi au féminin s’est généralisé à la Renaissance.
Dans l’usage contemporain, deux graphies ont survécu et se font concurrence : cuiller et cuillère. La première conserve dans sa finale -er la trace de l’ancien genre masculin. La graphie cuillère est moins concise, mais possède une terminaison plus conforme au genre et à la prononciation modernes. Longtemps minoritaire par rapport à sa concurrente cuiller, elle semble jouir d’une légère préférence dans l’usage depuis la fin du xxe siècle. C’est aussi la graphie recommandée par les rectifications de l’orthographe en raison de sa forme plus régulière et moins ambigüe quant à la prononciation. C’est cette forme cuillère qui sera employée pour la suite du présent article.
Cuillerée ou cuillérée ?
Le nom dérivé cuillerée, qui signifie « contenu d’une cuillère », fait aussi l’objet d’hésitations graphiques suscitées par diverses prononciations : [kÿijré], [kÿijeré], [kÿijéré], [kÿijèré]… La prononciation traditionnelle, [kÿijré], est rendue par la graphie cuillerée, longtemps la seule à avoir été admise dans les dictionnaires. Mais la popularisation de la prononciation [kÿijéré] (par harmonisation des voyelles des deux dernières syllabes) a mené à l’apparition de la graphie cuillérée. Les deux orthographes sont acceptées dans Antidote et dans la plus récente édition du Dictionnaire de l’Académie française. Que choisir ? Les rectifications de l’orthographe ne tranchent pas sur ce cas où l’on pourra opter pour une graphie conforme à la prononciation que l’on préfère : cuillerée si l’on prononce [kÿijeré] ou [kÿijré] ; cuillérée si l’on prononce plutôt [kÿijéré] ou, comme c’est souvent le cas au Québec, [kÿijèré] ou [kÿijÈré]. C’est la graphie cuillérée qui sera retenue dans le présent article.
Cuillère ou cuillérée ?
Pour désigner le contenu d’une cuillère ou le volume correspondant, on dispose donc du terme cuillérée : une cuillérée de potage, une cuillérée à café de sucre. Mais le mot cuillère est aussi fréquemment utilisé dans ces sens (une cuillère de potage, une cuillère à café de sucre), par un phénomène naturel de métonymie, où un mot décrivant un contenant finit par désigner son contenu. Ce glissement de sens a été critiqué par certains auteurs, qui prônent une stricte distribution des rôles entre les deux mots. Mais cette injonction puriste n’est guère suivie en pratique, en commençant par le Dictionnaire de l’Académie française, qui accepte l’emploi du mot cuillère au sens de « cuillérée ».
Il faut dire que, si l’on compare deux locutions synonymes comme cuillérée à café et cuillère à café, la première est désavantagée par sa longueur (une syllabe de plus) et par la présence d’un hiatus (la suite de voyelles [éa]), ce qui la rend moins maniable dans les recettes où elle est employée à répétition, à l’oral ou à l’écrit.
Retenons que, pour les locutions examinées dans la section suivante, les variantes formées avec cuillérée sont aussi possibles, même si l’on ne mentionnera que celles avec cuillère pour alléger le texte.
Cuillère à café ou cuillère à thé ?
En cuisine, les principales locutions utilisées comme unités volumétriques sont les suivantes, accompagnées de leur valeur conventionnelle.
unité | contenance (millilitres) | |
---|---|---|
cuillère à café | 5 ml | |
cuillère à thé | 5 ml | |
cuillère à dessert | 10 ml | |
cuillère à soupe | 15 ml | |
cuillère à table | 15 ml |
Ces unités tirent leur nom d’ustensiles de table de contenance comparable, comme la cuillère à soupe, employée pour manger la soupe. Mais comme ces ustensiles peuvent avoir des contenances en fait très variables, on utilise plutôt pour des mesures précises des cuillères doseuses calibrées. Pour les matières solides comme la farine, on distingue pour ces unités la cuillère rase (remplie à ras bord comme pour un liquide) de la cuillère comble (remplie au maximum et conventionnellement définie comme le double de la cuillère rase). Par défaut, c’est habituellement la cuillère rase qui est sous-entendue.
Les unités cuillère à thé et cuillère à table, qui sont respectivement calquées des termes anglais teaspoon (ou teaspoonful) et tablespoon (ou tablespoonful), se rencontrent principalement au Québec, où elles avaient autrefois des valeurs légèrement inférieures, basées sur le système anglo-saxon de mesures alors en usage. La cuillère à thé était définie comme la teaspoon canadienne, soit le sixième de l’once liquide impériale ou 4,735 ml, et la cuillère à table était définie comme la tablespoon canadienne, soit la moitié de l’once liquide impériale ou 14,205 ml. De nos jours, on attribue plutôt à ces termes les valeurs exactes de 5 ml et de 15 ml. L’alignement sur ces valeurs exactes en millilitres s’est aussi fait pour les termes anglais équivalents dans certains pays anglophones comme le Canada et le Royaume-Uni.
Cela dit, l’emploi des deux termes cuillère à thé et cuillère à table ne devrait pas être encouragé, en raison de leur définition variable et de leur caractère plus régional que leurs synonymes respectifs cuillère à café et cuillère à soupe. L’expression cuillère à table a même été qualifiée de « monstruosité grammaticale » par un auteur pour qui la préposition à devrait nécessairement introduire sa destination (aliment ou fonction)3. Autre inconvénient de cette paire de termes : elle pose des problèmes d’abréviation, ce qui nous amène au point suivant.
Cuillère à café ou c. c. ?
Pour revenir à la question de départ, il n’y a pas en français d’abréviations universellement consacrées pour les locutions du tableau précédent. Si l’on applique les règles françaises traditionnelles d’abréviation, on dispose de plusieurs solutions, présentées ici en longueur décroissante :
cuillère à café | cuillère à dessert | cuillère à soupe | cuillère à thé | cuillère à table | |
---|---|---|---|---|---|
cuill. à café | cuill. à dessert | cuill. à soupe | cuill. à thé | cuill. à table | |
cuill. à c. | cuill. à d. | cuill. à s. | cuill. à t. | ||
c. à c. | c. à d. | c. à s. | c. à thé | c. à t. | |
c. c. | c. d. | c. s. | c. thé | c. t. |
Examinons d’abord les deux dernières colonnes, où nous avons regroupé la paire de locutions dont nous venons de parler. D’abord, le mot thé ne peut pas en principe s’abréger par troncation finale. On ne gagnerait pas grand-chose à l’abréger en th., puisqu’on remplacerait en fait un caractère par un autre (le point abréviatif). D’autre part, le fait que les mots thé et table partagent la même initiale rend ambigüe une abréviation comme cuill. à t. Pour table, on rencontre des abréviations comme tbl ou tb, moins régulières, mais plus claires.
On voit dans l’ensemble du tableau que, plus on gagne en concision, plus on perd en clarté. Par exemple, c. à d. ressemble à l’abréviation c.-à-d. de c’est-à-dire. Quant à l’abréviation c. c., elle a l’inconvénient de pouvoir suggérer centimètre cube, bien que le symbole correct de cette unité soit cm3. Quand on se rappelle qu’un centimètre cube vaut un millilitre, alors qu’une cuillère à café vaut le quintuple, on peut imaginer les conséquences culinaires imprévues d’une telle confusion…
On trouve aussi en usage une pléthore d’abréviations typographiquement moins orthodoxes, donc moins recommandables, par exemple, pour cuillère à café : càc, c/c, c.c., CC, cc…
On dispose donc d’un certain choix. Quelle que soit la solution retenue, si l’on compte utiliser intensivement de telles abréviations dans un texte, il est toujours recommandé d’en donner au début la signification.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les abréviations dans un texte servent en principe à gagner de la place, et non pas à gagner du temps pour le rédacteur. On peut très bien s’en passer dans les contextes où l’on n’est pas limité par l’espace.
Cuillère ou millilitre ?
Enfin, on peut aussi envisager de remplacer les traditionnelles cuillères par les millilitres, comme dans le troisième exemple ci-dessous :
Ajoutez une cuillère à café de vanille et une cuillère à soupe de sucre.
Ajoutez 1 c. à c. de vanille et 1 c. à s. de sucre.
Ajoutez 5 ml de vanille et 15 ml de sucre.
La dernière notation combine concision, clarté et précision, ingrédients d’une prose digeste.
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Féraud, Jean-François, dit l’abbé Féraud. Dictionnaire critique de la langue française, Tome premier (A-D), Marseille, Jean Mossy, 1787, p. 645. ↩
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Les transcriptions phonétiques qui figurent entre crochets dans cet article utilisent l’alphabet phonétique français APF). ↩
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Dagenais, Gérard. Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada, Québec-Montréal, Pedagogia, 1967, p. 218-219. ↩