Gent féminine et gente dame
Il n’est pas rare d’ouïr ou de lire l’expression la *gente féminine, utilisée pour désigner collectivement les femmes. Les plus grammairiennes d’entre elles pourraient se formaliser de cet impair consistant à ajouter au mot gent un son [t] ou une lettre e qui sont de trop. L’erreur est sans doute attribuable, du moins en partie, à une confusion entre le nom gent et l’adjectif gent(e), que l’on trouve lui-même habituellement accolé à des noms d’êtres féminins comme dame ou demoiselle. Petit topo sur ces deux mots au parfum vieillot.
Le nom gent
Le nom féminin gent, qui rime avec argent, dérive de gentem, forme à l’accusatif du nom féminin latin gens, qui pour les Romains signifiait « ensemble des descendants d’un ancêtre commun » et, par extension, « peuple, race, nation ». C’est dans ce dernier sens que gent fut d’abord employé en français, à partir de l’an 1000 environ. Au Moyen Âge, une expression comme la gent des Sarrasins faisait référence à la « nation » des musulmans. On trouve encore ce sens de gent au xviie siècle, par exemple chez Jean de La Fontaine :
Telle est des Iroquois la gent presque immortelle1.
À cette époque, le mot commence à être relégué au style archaïsant ou plaisant, et son sens s’est étendu à « classe d’individus » ou « espèce », incluant « espèce animale », comme La Fontaine l’illustre à maintes reprises dans ses Fables, d’où sont tirés les exemples qui suivent2. Certains sont limpides :
la gent animale
la gent chienne
la dindonnière gent
D’autres sont plus recherchés :
la gent marécageuse (les grenouilles)
la gent trotte-menu (les rats et les souris)
la gent qui porte crête (les poules et les coqs)
la gent qui fend les airs (les oiseaux)
De nos jours, le nom est presque toujours précédé du déterminant la et suivi d’un adjectif qui détermine la classe d’êtres que l’on veut désigner. L’adjectif peut être de type descriptif, parfois péjoratif :
la gent ailée (les oiseaux)
la gent moutonnière (les suiveurs)
la gent chicanière (les avocats)
la gent plumitive (les écrivains)
la gent assassine (surnom ancien des médecins !)
Mais il peut aussi être un adjectif de type classificateur, sans connotation péjorative :
la gent féminine
la gent estudiantine
la gent artistique
la gent journalistique
la gent médiatique
la gent canine
Pour ce qui est de la gent féminine, elle est âgée d’au moins trois siècles, l’expression étant attestée en 17143. De nos jours, c’est la plus fréquente des cooccurrences formées avec gent.
Le mode de formation la gent + adjectif demeure productif. On commence notamment à trouver des spécimens s’aventurant hors du règne animal :
la gent végétale
la gent microbienne
la gent virale
la gent mutante
la gent robotique
la gent extraterrestre
Pluriel
Le nom pluriel courant gens (« personnes ») est à l’origine la forme plurielle ancienne de gent, forme dont le sens et le genre ont suivi au cours des siècles une évolution distincte de celle de la forme au singulier gent. Un vestige de cette histoire subsiste dans les règles actuelles, passablement compliquées, qui gouvernent l’accord en genre des adjectifs avec le nom gens : on dit des gens heureux, mais les bonnes gens, etc.
Au sens de « nation », le pluriel archaïque gens figure dans la locution juridique vieillie droit des gens, qui ne signifie pas « droit des personnes », mais bien « droit des nations » ou « droit international public ». Elle est calquée sur la locution latine classique de même sens jus gentium.
Hormis cette locution figée, peut-on utiliser gent au pluriel ? Les ouvrages de référence ne sont pas unanimes : certains affirment que, dans ses emplois modernes, le mot n’a pas de pluriel ; d’autres que son pluriel est gens ; d’autres encore, tout en reconnaissant ce pluriel archaïque gens, admettent explicitement ou implicitement un pluriel régulier, donc par ajout d’un s, soit gents. Cette régularisation du pluriel suit d’ailleurs celle qui s’est faite pour de nombreux mots en -ent ou en -ant, dont on a rétabli le t qui disparaissait jadis devant le s du pluriel (par exemple, on écrivait un enfant, des enfants).
Bref, on ne voit pas ce qui empêcherait d’écrire :
Les gents féminine et masculine sont représentées à égalité dans l’équipe.
Outre la régularité, ce pluriel, contrairement à gens, présente l’avantage de la clarté.
L’adjectif gent, gente
Cet adjectif s’écrit gent au masculin et gente au féminin, formes qui riment respectivement avec urgent et urgente. Il est issu du latin genitus, qui signifie « engendré, né » et, par extension, « bien né », puis « noble, gracieux ». Genitus est apparenté au nom latin gens mentionné dans la première section. En français, gent apparait au xie siècle avec le sens de « gracieux, joli, élégant » ou « gentil, aimable ». (Le mot gentil est apparenté à gent et revêtait des sens semblables en ancien français.)
L’adjectif gent a été d’usage courant jusqu’au xvie siècle. À partir du siècle suivant, il est senti comme vieilli ou régional et n’est utilisé que par archaïsme littéraire ou par plaisanterie, voire par ironie, comme dans cet extrait d’une comédie de Molière :
Que dit-elle de moi, cette gente assassine4 ?
(Ne pas confondre cette gente assassine et la gent assassine citée dans la section précédente, surnom des médecins que Molière aurait par ailleurs surement approuvé…)
Comme le montrent les cooccurrences d’Antidote, cet adjectif n’est plus guère employé que devant une poignée de noms de personnes, surtout féminins, comme dame, demoiselle et sa variante surannée damoiselle. On l’utilise pour conférer un cachet gentiment vieillot à l’expression. Prenons cette banale formule d’adresse :
Mesdames et messieurs…
Elle change d’allure ainsi habillée :
Oyez, gentes dames et nobles seigneurs…
L’adjectif est devenu rare au masculin et c’est exceptionnellement que l’on croisera un gent chevalier, un gent damoiseau ou un gent garçonnet.
Le caractère monosyllabique du mot peut expliquer qu’il soit presque toujours placé devant le nom, mais il jouissait anciennement d’une plus grande liberté syntaxique. Par exemple, au xvie siècle, le poète Clément Marot l’utilise indifféremment avant ou après le nom corps :
Car j’ai l’amour de la belle au gent corps5
Qu’on n’embrasse pas son corps gent6
Toujours de Marot, un exemple avec adverbe de degré intercalé :
Qui a le corps plus gent qu’une pucelle7
Ces emplois avec corps montrent par ailleurs que l’adjectif ne s’appliquait pas seulement à des noms de personnes, mais aussi à des choses gracieuses ou délicates.
Conclusion
Outre la confusion lexicale plausible entre des expressions comme gent féminine et gente dame, un facteur est à considérer pour expliquer la fréquence de la faute d’orthographe la *gente féminine. On pourrait y voir une extrapolation graphique d’une ancienne prononciation possible de gent où le son [t] se faisait entendre. Voici ainsi ce qu’on peut lire dans un traité de prononciation française datant de 1852 :
Le t de gent, nation, famille, espèce, et de gent, joli, gentil, doit aussi avoir une légère résonance pour distinguer ce mot, dans l’une et l’autre acception, de ses homonymes, gens, jan, terme de trictrac, Jean, j’en8.
Quoi qu’il en soit, les ouvrages de référence ignorent généralement cette prononciation, qui ne résout d’ailleurs pas totalement le souci exprimé d’éviter l’homonymie, puisqu’elle est alors identique à celle du nom jante…
À l’écrit, on a pu dénicher une occurrence de la *gente féminine remontant à 17599. L’ancienneté de la faute consolera peut-être ceux qui la perpètrent et perpétuent.
-
La Fontaine, Jean de. Poème du quinquina et autres ouvrages en vers, Denis Thierry, Paris, 1682, p. 11. ↩
-
On retrouvera ces exemples de La Fontaine dans leur contexte dans cette version en ligne du texte intégral des Fables (1668-1694). ↩
-
Gherardi, Evaristo. « La Coquette », le Théâtre italien de Gherardi, Jacob Tonson, Londres, 1714, tome IV, p. 72. ↩
-
Marot, Clément. « Chanson », l’Adolescence clémentine, Paris, 1532. ↩
-
Marot, Clément. « De Lesbia », Épigrammes, Poitiers, 1547. ↩
-
Marot, Clément. « Rondeau », l’Adolescence clémentine, Paris, 1532. ↩
-
Coeckelberghe-Dutzele, Louis de. Théorie complète de la prononciation de la langue française, tome second, J. B. Wallshausser, Vienne, 1852, p. 163. ↩
-
Arrêt du conseil d’État de l’amour, 1759, p. 7. ↩