Histoires de mots - 11 aout 2025 - 4 min

Fer de l’histoire

Le fait est triste, mais hélas indiscutable : l’interaction des communautés humaines à travers l’histoire s’accompagne souvent d’affrontements et de violences, ponctués de périodes d’apaisement et de pacification. Les langues reflètent cet état de fait en imaginant une foule d’expressions qui tantôt permettent aux sociétés de guerroyer, tantôt de se réconcilier une fois les passions assagies. Cette Histoire de mots vous propose trois de ces expressions : une première à valeur d’offensive (frapper d’estoc et de taille), une autre qui fait office de mise en garde (épée de Damoclès) et une dernière dont l’ambition est de raccommoder (enterrer ou déterrer la hache de guerre). Le grand Tolstoï n’a-t-il pas écrit Guerre et Paix?

frapper d’estoc et de taille

De quoi frappe-t-on exactement quand on frappe d’« estoc » et de « taille »? L’estoc, c’est la pointe d’une épée (l’ancien français avait le verbe estochier ou estoquier, qui voulait dire ‘frapper avec la pointe d’une épée’), alors que la taille, c’est son côté tranchant. Si on frappe d’estoc et de taille, donc, on dirige vers l’ennemi deux des ingrédients les plus mortifères de l’arme blanche. L’expression est employée en moyen français, d’abord littéralement dans les traités militaires et les descriptions de combats, puis, métaphoriquement, avec les sens ‘se battre avec acharnement, à tout crin’ (toujours en usage en français contemporain) et ‘de toutes les manières possibles’ (sens disparu). La variante d’estoc et de taillant, de même sens, se rencontre au XVe siècle. Un estoc désignait aussi un type d’épée, effilée et pointue, destinée de par sa forme à la pique seulement. Similairement, les termes arme d’estoc (‘arme blanche dont on use la pointe’) et arme de taille (‘arme blanche dont on use le tranchant’), plus spécialisés, sont du XVIIIe siècle.

Une expression en latin médiéval correspondait à d’estoc et de taille : punctim et caesim, soit ‘en piquant et coupant’. Dans son célèbre traité militaire Epitoma rei militaris (en français, Traité de l’art militaire ou Institutions militaires), l’écrivain romain Végèce plaide dès les premiers chapitres en faveur du « punctim » plutôt que du « caesim », c’est-à-dire « Qu’il faut apprendre aux nouveaux soldats à frapper d’estoc et non de taille » (c’est le titre du douzième chapitre). Il se justifie ainsi :

Les coups tranchants, quelque vigoureux qu’ils soient, sont rarement mortels, puisque les armes défensives et les os en préservent les parties les plus nécessaires à la vie. La pointe, au contraire, pour peu qu’elle entre de deux pouces, est mortelle; car partout où elle pénètre elle offense nécessairement les organes de la vie.

Source : Végèce, Les Institutions militaires de Flavius Vegetius Renatus […], traductions de Bourdon de Sigrais et du chevalier de Bongars, revues par Désiré Nisard, dans Collection des auteurs latins, avec la traduction en français, vol. 2, 1869

Seize siècles après Végèce, le groupe de rap marseillais IAM s’empare aussi de l’expression frapper d’estoc et de taille à l’ouverture de son album classique l’École du micro d’argent (1997). On y entend le rapeur Shurik’n chanter : « En plein cœur de la bataille / Je sème la terreur quand je frappe d’estoc et de taille. » Mais la bataille et les armes auxquelles il réfère là sont clairement celles qui sont propres au rap : mots scandés, rythmes syncopés et gestuelles provocatrices.

épée de Damoclès

L’orateur, homme d’État et écrivain romain Cicéron (106‑43 av. J.‑C.) relate dans ses Tusculanes, un traité sur les passions et la vertu, l’anecdote suivante. Un certain Damoclès (‘gloire du peuple’ en grec) était courtisan à la cour du tyran de Syracuse Denys l’Ancien pendant le règne de celui-ci, au IVe siècle avant notre ère. Comme Damoclès louait son souverain pour sa prospérité et sa puissance, ce dernier, pour lui faire comprendre les dangers qui accompagnent nécessairement le pouvoir, l’invita à un festin où il fit suspendre au-dessus de sa tête une lourde épée retenue seulement par un crin de cheval.

Aussitôt les yeux de notre bienheureux se troublèrent : ils ne virent plus, ni ces beaux garçons, qui le servaient, ni la magnifique vaisselle qui était devant lui : ses mains n’osèrent plus toucher aux plats : sa couronne tomba de sa tête. Que dis-je? Il demanda en grâce au tyran la permission de s’en aller, ne voulant plus être heureux à ce prix.

Source : Cicéron, Tusculanes, v, 21, dans une traduction de 1821 par Jean-Baptiste Gallon-la-Bastide

L’allégorie morale, dont Cicéron n’est sans doute pas l’inventeur, mais plutôt le compilateur, circule sous diverses formes au cours du Moyen Âge et de la Renaissance à travers les littératures européennes. À titre d’exemple, un manuscrit toulousain de la première moitié du XIVe siècle, rédigé en français, illustre la scène qui oppose Damoclès (épée en surplomb!) et son souverain; deux des vers qui ceignent l’image précisent : « Car la constance de la mort / Menace le faible et le fort ».

Ce n’est qu’au tournant du XIXe siècle que l’expression se fige en français et se dit épée de Damoclès. L’usage précise souvent la localisation exacte de la menace, aussi métaphorique soit-elle : avoir une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Enfin, le journalisme contemporain emploie, de temps à autre, une forme adjectivale plaisante, par exemple dans « le spectre damocléen du sida » (Edgar Morin, « l’Ère damocléenne », le Monde, 22 septembre 1990).

enterrer et déterrer la hache de guerre

Lorsqu’elles « enterrent la hache de guerre », des parties adverses s’accordent pour cesser les hostilités; quand elles la « déterrent », les hostilités reprennent. La double expression, présente à la fois en anglais et en français, est née en Amérique du Nord pour nommer une coutume précoloniale commune à plusieurs Nations autochtones de l’est nord-américain. La pratique symbolique d’enterrer ou de déterrer la hache de guerre semble en particulier avoir eu cours au sein des cinq ou six Nations membres de la Confédération iroquoise (de façon endonymique : la Confédération haudenosaunee), dont les territoires traditionnels sont situés au sud et à l’est des Grands Lacs. À la fin du XVIIIe siècle, le géographe et explorateur irlandais Isaac Weld paraphrase ainsi les explications d’un chef iroquoien (non nommé) concernant l’évolution de la pratique après l’arrivée des colons européens :

« Anciennement, lorsque l’on enterroit la hache de guerre, on se contentoit de la couvrir avec un peu de terre et des feuilles d’arbres; mais comme c’est une créature extrêmement inquiète et turbulente, elle trouvoit bientôt les moyens de sortir de sa prison, et de reparoître sur la terre […]. »

Source : Isaac Weld, Voyage au Canada, dans les années 1795, 1796 et 1797, traduction anonyme de 1802

Un glossaire français de 1722 parle de « lier » la hache de guerre plutôt que de l’enterrer pour désigner la « suspension d’armes » (Claude-Charles Le Roy de la Potherie, dit Bacqueville de la Potherie, Histoire de l’Amérique septentrionale, vol. 3). Vraisemblablement, l’expression apparait au XVIIe siècle à la fois chez les colons anglophones et francophones du nord-est de l’Amérique du Nord. Notons que l’expression anglaise utilise hatchet (dans bury, dig up, ou take up the hatchet) pour désigner la hache de guerre, un emprunt dont l’origine est médiévale et franco-européenne (ancien français hachete ‘petite hache’).

Comme avec toutes les expressions faisant référence à des réalités ou à des concepts attribués aux peuples autochtones, on se prémunira du risque d’exotisation culturelle en employant l’expression avec soin et circonspection.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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