Entre le singulier et le pluriel
La préposition entre et le préfixe apparenté entr(e)- causent parfois des hésitations d’écriture liées à leur sens, qui met en jeu à la fois l’individualité et la pluralité. Examinons quelques cas.
entre chaque, entre chacun(e)
Lu sur une affiche :
« Merci de laisser deux mètres de distance entre chaque personne. »
Voilà un exemple de consigne sanitaire qui a ponctué les relations interpersonnelles des dernières années. La phrase illustre par ailleurs un emploi de la préposition entre qui fait parfois sourciller les esprits férus de logique.
Cette préposition, qui sert à exprimer une situation dans l’espace ou dans le temps qui sépare deux ou plusieurs choses ou personnes, introduit normalement un complément pluriel qui désigne ces choses ou personnes. Le complément peut être formé de deux ou plusieurs noms (ou pronoms) employés au singulier et coordonnés :
L’hôtel se trouve entre la gare et le centre-ville.
Cela s’est produit entre ton départ et mon arrivée.
Le complément peut aussi être formé d’un seul nom employé au pluriel :
Une rivière serpente entre les collines.
Laissez un siège vide entre les spectateurs.
En principe, le sens de la préposition interdit que le complément soit un seul nom au singulier, interdiction que nous signalons ici par l’astérisque :
*Laissez un siège vide entre le spectateur.
Or, dans la construction relevée sur l’affiche, on trouve aussi un seul nom au singulier :
Laissez deux mètres de distance entre chaque personne.
N’y a-t-il pas ici la même incohérence que dans l’exemple marqué au fer rouge de l’astérisque ?
Malgré son illogisme apparent et les réserves émises par des puristes, cet emploi est ancien et très répandu, aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, y compris dans le registre littéraire. On l’explique par le fait que le déterminant singulier chaque possède une valeur distributive, c’est-à-dire qu’il implique la présence d’un ensemble, d’une série, d’une pluralité d’éléments, même s’ils sont considérés isolément, un à un. Une autre façon d’expliquer la chose est de dire que, dans une série d’éléments, « entre chaque élément » signifie par métonymie « dans chaque intervalle de la série d’éléments ».
Cette construction, qui n’est guère ambigüe en contexte, s’avère bien commode, car il faut dire qu’il n’est pas toujours simple de formuler exactement la même idée d’une autre façon qui soit à la fois aussi brève et aussi claire. Comparons avec d’autres formulations envisageables :
Laissez deux mètres entre les personnes.
Laissez deux mètres entre deux personnes.
Laissez deux mètres entre toutes les personnes.
Laissez deux mètres autour de chaque personne.
Laissez deux mètres à côté de chaque personne.
Laissez deux mètres dans l’intervalle après chaque personne.
Laissez deux mètres chaque fois entre deux personnes.
Laissez deux mètres entre chaque paire de personnes.
Le dernier de ces exemples ne règle d’ailleurs pas vraiment le problème qu’il est censé éviter, puisque le syntagme chaque paire de personnes est lui aussi formellement au singulier, même si paire implique la pluralité.
Ce qu’on a dit pour chaque vaut aussi pour le pronom indéfini distributif chacun (au féminin chacune), qu’il soit accompagné ou nom d’un complément. Ainsi, les phrases suivantes sont admises :
Laissez un siège vide entre chacune des invitées.
Laissez un siège vide entre chacune.
Rappelons au passage que c’est une impropriété d’employer chaque comme pronom au lieu de chacun ou chacune :
*Laissez un siège vide entre chaque.
On évitera aussi l’ellipse extrême consistant à laisser la préposition entre « en l’air », sans aucun complément :
*Quant aux spectateurs, laissez un siège vide entre.
Noms formés avec entr(e)-
Le préfixe entre- (ou entr- devant une voyelle), qui sert à former de nombreux noms, exprime le plus souvent une idée d’intervalle, d’espace ou d’élément séparant deux ou plusieurs éléments. Ainsi, Antidote définit le nom entredent comme un « espace situé entre deux dents d’une fourchette ». Voici d’autres exemples :
entracte : intervalle qui sépare les actes dans une pièce de théâtre.
entrecôte : tranche de bœuf prélevée entre les côtes de l’animal.
entrefenêtre : partie du mur située entre deux fenêtres.
entrejambe : espace ou partie de vêtement entre les jambes.
entrenerf : intervalle séparant deux nerfs au dos d’un livre relié.
entrerail : espace entre les rails d’une voie ferrée.
entrevoie : espace entre deux voies ferrées.
On pourrait être en droit de se demander : comme un entredent est littéralement l’espace « entre deux dents », pourquoi n’écrit-on pas un entredents, avec un s ?
En fait, certains noms de ce type ont effectivement déjà été ou sont encore parfois employés avec un s au singulier. Par exemple, le dictionnaire d’Antidote reconnait pour le nom entrejambe ces trois variantes au singulier :
un entre-jambes
un entrejambes
un entrejambe
Cela dit, les deux premières formes sont devenues relativement rares. De façon générale, plus un mot ainsi formé est employé, moins les locuteurs ont tendance à l’analyser comme un syntagme, à le décomposer mentalement en ses éléments constitutifs. Cette lexicalisation progressive s’accompagne habituellement d’une régularisation de la marque du nombre : absence de s final au singulier (un entrejambe), présence du s au pluriel (des entrejambes).
Parallèlement, la graphie avec trait d’union, qui est assez naturelle dans les premiers temps d’utilisation d’un tel mot, tend souvent avec le temps à laisser la place à une graphie soudée. Dans le cas particulier de ce préfixe entre-, c’est d’ailleurs la graphie soudée qui est recommandée dans tous les cas par les rectifications de l’orthographe, sauf pour les très rares exceptions où un autre élément s’intercale entre le préfixe et le nom, comme dans le nom entre-deux-guerres (« période entre deux guerres »), où la présence du numéral deux demande le maintien de traits d’union (et aussi le maintien du s final au singulier).
L’usage hésite parfois aussi sur le genre à donner aux noms formés avec ce préfixe. Prenons les deux termes ferroviaires cités ci-dessus : le nom entrerail (« espace entre deux rails d’une voie ») est généralement considéré comme masculin, alors que le nom entrevoie (« espace entre deux voies ») est généralement considéré comme féminin, comme si le genre du nom composé était déterminé par le genre du nom noyau voie, plutôt que par le genre masculin du nom sous-entendu espace, ou encore du nom intervalle.
Un féminin plus justifié en apparence est celui du nom entretaille, qui, en gravure, désigne une « taille moins profonde parmi d’autres qui le sont davantage ». Comme le nom composé désigne lui-même une taille, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il hérite du genre féminin du nom taille.
On dit parfois qu’un composé comme entrerail est exocentrique, car il ne désigne pas une sorte de rail, alors qu’un composé comme entretaille est endocentrique car il désigne une sorte de taille, mot qui figure comme noyau morphologique du composé. L’alignement du genre du composé sur celui de son mot noyau est plus justifié dans le cas des composés endocentriques. Les composés exocentriques héritent le plus souvent du genre masculin du nom sous-entendu espace ou intervalle, peu importe le genre du mot noyau. Ainsi, on dit un entredent et un entrejambe, malgré le genre féminin des noms noyaux dent et jambe. Cela dit, on a vu qu’entrevoie ne suit pas cette tendance.
Autre exemple de flottement de l’usage : au xviiie siècle, le genre « assigné à la naissance » du nom culinaire entrecôte était le masculin, peut-être parce que le nom morceau était sous-entendu, mais, de nos jours, le mot a complété sa « transition » vers le genre féminin, peut-être sous l’influence du genre féminin du noyau côte.
Le nom entre-deux-guerres fournit encore un exemple : il est de nos jours généralement employé au masculin, mais on le trouve parfois au féminin, probablement parce que le nom féminin période (ou époque) est alors sous-entendu.
L’hésitation sur le genre est aussi favorisée par le fait que tous ces mots commencent par une voyelle : au singulier, ils sont souvent utilisés avec le déterminant défini élidé l’, qui est identique pour les deux genres (l’entrerail, l’entrevoie), contexte où la personne qui lit ne peut immédiatement déduire le genre du nom à partir de celui du déterminant.
Bref, les noms composés avec entre- conservent diverses difficultés d’écriture et on ne peut énoncer de règles d’usage systématiques. En cas de doute, on consultera les dictionnaires d’Antidote.
Verbes de réciprocité formés avec entr(e)-
Le même préfixe entr(e)- sert à former des verbes, en particulier des verbes pronominaux exprimant une action réciproque entre deux ou plusieurs choses ou personnes. Le radical auquel se greffe le préfixe est lui-même un verbe décrivant l’action en question. Quelques exemples :
s’entraider
s’entraimer
s’entredéchirer
s’entredévorer
s’entrenuire
s’entretuer
Comme on l’a expliqué pour les noms, c’est l’orthographe soudée qui est recommandée de nos jours avec ce préfixe, même si des variantes avec trait d’union (s’entre-dévorer) ou apostrophe (s’entr’aimer) restent parfois mentionnées dans les ouvrages de référence.
Comme l’idée de réciprocité est intrinsèque à ces verbes, on évitera de leur adjoindre des adverbes ou locutions adverbiales exprimant la même idée. Les exemples qui suivent ne sont guère des exemples à suivre :
*s’entraider réciproquement
*s’entraider mutuellement
*s’entraider l’un l’autre
*s’entraider les uns les autres
L’action réciproque suppose pour ces verbes un sujet pluriel :
Les bêtes affamées s’entredévorent.
Le concurrent et son rival s’entrenuisaient.
Leur emploi aux personnes du singulier est en principe interdit par leur sens, mais il est justifié avec le pronom personnel on, qui peut revêtir une valeur plurielle même s’il commande l’accord au singulier :
C’est une famille où l’on s’entredéchire.
Nous, on s’entraide.
On peut aussi envisager l’emploi au singulier d’un nom collectif, c’est-à-dire dont le sens implique une pluralité d’éléments :
C’est une famille qui s’entredéchire. (= « dont les membres s’entredéchirent »)
Avec un sujet singulier non collectif, on utilisera normalement la simple tournure réfléchie :
Le suspect se nuisait en avouant cela.
Il serait plutôt incongru d’écrire :
*Le suspect s’entrenuisait en avouant cela.
Ou du moins ce serait peut-être le symptôme d’un trouble dissociatif de l’identité…