Chronique pratico-pratique
On nous demande :
Dans votre dictionnaire comme dans votre correcteur, vous décrivez l’adjectif pratico-pratique comme un terme particulier au Québec et familier. Or une recherche Internet rapide montre qu’il est employé aussi en France et en Belgique. Par ailleurs je ne vois pas en quoi ce mot devrait être considéré comme « familier ».
Consultons les définitions de cet adjectif dans la version actuelle d’Antidote.
québec, familier
Pragmatique, concret, par opposition à un point de vue théorique ou abstrait. C’est une bonne idée, mais il y a des contraintes pratico-pratiques à ne pas oublier.
Commode, utile, pratique. Un petit appareil pratico-pratique.
Réglons d’abord la question de la marque familier. On voit que, pour les deux sens donnés, notre mot est essentiellement un synonyme de l’adjectif pratique (ce que confirme par ailleurs le dictionnaire de synonymes d’Antidote). Dans les deux exemples, on pourrait remplacer pratico-pratique par pratique sans affecter le sens des phrases. Mais on sent une nette différence de registre ou de connotation entre dire un appareil pratique et dire un appareil pratico-pratique. Pourquoi un orateur ou un rédacteur préfèrerait-il utiliser pratico-pratique, un mot à l’aspect comiquement redondant, si ce n’est pour introduire une nuance de familiarité ? On remarque d’ailleurs dans les textes que le mot est parfois pris avec ces pincettes graphiques que sont les guillemets.
On pourrait aussi parler d’ironie, du moins pour le premier sens du mot. Une explication tentante pour le succès de cet adjectif est en effet l’amusante opposition entre son sens « terre à terre » et sa forme pseudosavante qui évoque les adjectifs à rallonge dont raffolent les intellectuels : métaphysico-ontologique, économico-socioculturel, etc. L’adjectif pratico-pratique peut être vu comme une façon de ramener sur terre les « pelleteux de nuages » en imitant leur jargon, avec la touche absurde consistant à utiliser le même élément de part et d’autre du trait d’union.
À propos de cette redondance, un commentateur en déduit sur un ton mi-sérieux que pratico-pratique signifie « doublement utile »1. Mais le mot n’amuse manifestement plus une blogueuse française qui le classait en 2015 dans le « top 10 des expressions de bureau que je ne supporte plus ». Sa liste noire inclut aussi théorie théoricienne, et les deux expressions lui inspirent cette réflexion :
Dans ces cas-là, j’ai envie de poursuivre la conversation en me lançant dans des « oui, c’est parfaitement parfait » ou des « c’est exactement exact »2.
Même réaction dans un site similaire, un « top 13 des expressions insupportables qui donnent envie d’éventrer son interlocuteur ». Pratico-pratique ne figure pas dans la liste, mais un commentaire daté de 2013 propose de l’y ajouter3.
Ces témoignages d’Européens semblent bien confirmer que la fréquence d’emploi de pratico-pratique a récemment atteint chez eux une masse critique, ce qui justifierait en effet qu’Antidote laisse tomber la marque québec. La présence de celle-ci s’explique par le fait que, à l’époque où le mot a été ajouté au logiciel (il y a une quinzaine d’années), les données de nos corpus de textes, notamment journalistiques, montraient que l’emploi du mot, sans être totalement inconnu en Europe, était très nettement concentré au Québec (dans une proportion d’environ 6 contre 1), ce qui en faisait au moins un « québécisme de fréquence ». Cela se reflète dans les citations affichées dans le dictionnaire de cooccurrences et celui de citations, qui proviennent toutes de sources québécoises, contrairement à l’habitude d’Antidote de fournir le plus possible des citations réparties dans toute la francophonie. Dans ses futures éditions, si la récente tendance observée se maintient, le logiciel devrait afficher des citations géographiquement plus diversifiées pour cet adjectif.
Un peu d’histoire
L’histoire du curieux mot pratico-pratique, inconnu des dictionnaires européens, mérite qu’on s’y attarde un peu. Une petite recherche d’attestations anciennes confirme que sa diffusion dans la langue courante semble bien s’être faite plus tôt au Québec qu’en Europe. Mais, plus on remonte dans le temps et dans les textes, plus on le trouve associé à des contextes d’enseignement catholique, de théologie et de philosophie, pour finalement découvrir que pratico-pratique est à l’origine un terme bien précis et très sérieux de philosophie scolastique, un terme qui n’avait rien d’ironique ou de pléonastique dans le contexte où il a d’abord été utilisé.
On le trouve en effet, à partir du xixe siècle, employé dans des publications pointues de thomistes, ces philosophes et théologiens commentateurs de l’œuvre du dominicain saint Thomas d’Aquin (v. 1224-1274), grande figure de la philosophie médiévale. Dans leur terminologie relative à l’éthique, l’adjectif pratico-pratique (souvent orthographié practico-pratique) s’oppose à la fois à spéculatif et à spéculativo-pratique. En gros, un jugement est dit spéculatif quand il ne concerne pas l’action (par exemple, « l’être humain est un animal raisonnable ») ; il est spéculativo-pratique quand il concerne une action, mais en énonçant une vérité universelle indépendante des circonstances (« il faut faire le bien ») ; enfin, il est pra(c)tico-pratique quand il énonce une action à faire dans des circonstances précises, ici et maintenant (« je dois aider cet homme blessé que j’aperçois »).
Thomas d’Aquin écrivait en latin, et il n’y a pas, dans ses œuvres, d’expression latine littéralement équivalente à pratico-pratique, mais on en trouve assez tôt chez des commentateurs (par exemple, practice-practica dans un texte de 16404). Le latin est longtemps resté la langue de la théologie, et c’est dans cette langue qu’on publiait encore, en 1892, un ouvrage d’initiation au thomisme destiné à de jeunes séminaristes belges ; cette parution est saluée par un professeur, qui formule cependant un bémol :
Enfin, n’y a-t-il pas quelque manifeste exagération à entretenir de tout jeunes gens de conscience practico-practica ? À peine si de vieux esprits, rompus à toutes les formules du métier, se rendent un compte exact de ces raffinements. Practico-practica !…5
Comme quoi l’agacement que provoque chez certains cette expression n’est pas nouveau…
Si l’on revient à la langue de Molière, la plus ancienne attestation de pratico-pratique que nous avons dénichée date de 1860, dans un article de la Revue médicale française et étrangère où il est question de philosophie et des « résolutions pratico-pratiques de naguère »6. Ensuite on le trouve utilisé en 1902 dans la Revue thomiste, sous la plume d’un dominicain qui écrit d’Ottawa7. Puis les occurrences se multiplient dans d’autres écrits thomistes, européens ou québécois.
La première excursion du mot en dehors des publications savantes est une excursion de camping : il figure en effet, en 1938, dans l’article « Le campisme » d’une revue québécoise, un article dont la conclusion commence ainsi :
Camper est un art, mais aussi une vertu. Je voudrais compléter cette série de conseils practico-pratiques par quelques réflexions d’ordre moral8.
Cet article est encore une fois signé par un prêtre dominicain. On observe en effet que, dans ses premières années d’emploi dans la langue de tous les jours, c’est essentiellement au Québec et par des religieux que le mot semble être utilisé. Voici deux autres exemples, datés des années 1940 :
[…] le Rvd Père Georges Bergeron, émérite photographe officiel de la maison, donne aux élèves […] une intéressante démonstration practico-pratique sur la façon de réussir de belles et originales photos9.
Voici une liste de jouets qui a été délibérément conçue par son auteur, Sœur Denise Lefebvre, S.G.M., pour servir de guide practico-pratique aux parents et éducateurs10.
La première occurrence où l’adjectif qualifie un nom d’objet bien concret se trouve encore une fois dans un contexte religieux, en 1965 :
[…] deux de nos religieuses revêtent parfois le costume laïque, pratico-pratique pour assurer un travail social rentable […]11
C’est vers la même époque que les emplois courants du mot se « laïcisent » pour de bon en diversifiant les contextes d’utilisation et en multipliant les occurrences. Il existe même de nos jours une maison d’édition québécoise spécialisée dans les magazines et livres pratiques qui s’appelle, on l’aura deviné, les Éditions Pratico-Pratiques12. Et, quand on lit dans le journal des choses comme « des dessous chics ou praticopratiques »13, on se dit que voilà un dilemme assez éloigné des questions morales du Docteur angélique (surnom de saint Thomas d’Aquin).
Le mot s’utilise assez souvent comme nom, par exemple comme synonyme de pragmatisme ou efficacité (par exemple, « sur le plan du pratico-pratique »). Le nom semble aussi être apprécié comme type humain, comme en font foi ces trois différentes classifications de consommateurs tirées de la presse québécoise.
[…] le romantique ; l’esthète ; le pratico-pratique ; le gourmet-gourmand ; le jeune cadre. […] la catégorie des « pratico-pratiques ». Pour eux tout est ordre et méthode. Les objets à leur place les sécurisent. Ils ont les pieds sur terre, aiment les activités qui demandent de la précision, apprécient la bonne organisation et ne s’embarrassent pas d’articles superflus14.
[…] le pratico-pratique, le gars « ben ordinaire », le frais, le résilient, le narcissique et le post-moderne. […] Le pratico-pratique passe le plus clair de ses temps libres dans son établi pendant que sa femme cuisine, ce qu’il trouve tout à fait normal […]15
Les bricoleurs se divisent en deux catégories. Il y a les passionnés, qui se réalisent à travers leurs projets. Et il y a les pratico-pratiques, qui se mettent au travail pour économiser de l’argent16.
Notre adjectif a aussi engendré par dérivation l’adverbe pratico-pratiquement, d’usage encore restreint, mais qui remonte au moins à 1991, quand il a résonné dans l’enceinte du Parlement du Québec17.
Conclusion
Terminons comme il se doit avec des considérations pratico-pratiques : quelle est la bonne façon d’écrire le mot ?
La graphie pratico-pratique a pour elle un usage majoritaire, mais on trouve encore un nombre respectable d’occurrences de la forme practico-pratique, dont le préfixe d’allure savante practico- est conforme à son ancêtre latin, l’adjectif practicus. Les deux graphies sont acceptables.
Autre point d’écriture : on trouve quelques occurrences du mot sous les formes soudées praticopratique et practicopratique. Ces graphies sont correctes et conformes aux rectifications de l’orthographe, qui recommandent de remplacer le trait d’union par la soudure dans les mots composés formés d’éléments savants non autonomes, en particulier les nombreux composés dont le premier élément se termine par la lettre o (agro-, hydro-, électro-, etc.). On rencontre aussi des occurrences avec espace (pratico pratique), mais cette espace n’a aucune raison d’être.
Le dernier conseil portera sur l’emploi. Avec son allure insolite, le mot pratico-pratique pourra servir à agrémenter ou à alléger le ton d’un texte, mais on veillera à ne pas en abuser. Et à l’employer à bon escient : nous conclurons avec un contrexemple glané sur le Web et relatif à un fait divers. On devine ce que voulait exprimer le maire interrogé (s’occuper de l’aspect logistique des funérailles), mais la formulation est bien maladroite :
Nous avons accompagné la famille en toute discrétion concernant les funérailles praticopratiques.
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Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic. Dictionnaire québécois instantané, 2e édition, Montréal, Fides, 2004, p. 170. L’auteur ajoute que pratico-pratique est un « sartrisme populaire », mais l’expression n’est pas de Jean-Paul Sartre, qui a créé en revanche, dans sa Critique de la raison dialectique (1960), le concept de pratico-inerte. ↩
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Top 13 des expressions insupportables qui donnent envie d’éventrer son interlocuteur. ↩
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Sandaeus, Maximilanus (Maximilian van der Sandt). Pro theologia mystica clavis elucidarium […], Cologne, Gualterius, 1640, préambule, chap. 2, § 6, p. 4. ↩
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Didiot, Jules. « Notes d’un professeur », Revue des sciences ecclésiastiques, 7e série, tome V, 1892, p. 464. ↩
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Sales-Giron, Docteur. « Philosophie médicale. Thérapeutique vitaliste. De l’action des médicaments dans l’organisme vivant. 3e partie », Revue médicale et française et étrangère, vol. 2, 15 aout 1860, p. 131. ↩
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Van Becelaere, frère Laurent. « La philosophie en Amérique depuis les origines jusqu’à nos jours (1) », Revue thomiste, mars 1902, p. 95. ↩
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Labonté, Marc. « Le campisme », L’Action nationale, 9 juin 1938, p. 477. ↩
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« Collège Saint-Joseph », L’Étoile du Nord, 13 mai 1943, p. 11. ↩
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Revue de psychologie, Université de Montréal, 1946, p. 437. ↩
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Bourbonnais, Marie. « Le costume des religieuses sur le campus de l’Université de Montréal », La Presse, Montréal, 2 juin 1965, p. 23. ↩
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Lalonde, Catherine. « Quand elles portent la culotte », Le Devoir, Montréal, 27 octobre 2012. ↩
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Gédéon Kandalaft, Cécile, et Marcelle Farahian. « Des cadeaux sur mesure », Décormag, Montréal, décembre 1980, p. 53 et 86. ↩
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Collard, Nathalie. « L’homme de demain », La Presse, Montréal, 5 novembre 2003, cahier « Actuel », p. 5. ↩
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Bonneau, Danielle. « Frénésie de bricolage », La Presse, Montréal, 2 octobre 2004, cahier « Mon toit », p. 2. ↩
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Assemblée nationale du Québec. Journal des débats de la Commission de l’aménagement et des équipements, vol. 31, no 105, 18 septembre 1991. ↩